Liberté d’expression artistique : une exposition réservée aux femmes est-elle discriminatoire ?

Le 27 septembre 2024, la Cour suprême de Tasmanie (Australie) a jugé que l’exposition Ladies Lounge, interdite aux hommes, pouvait faire exception au principe de non-discrimination, dans la mesure où elle permettrait de « promouvoir l’égalité des chances » et de « mettre en évidence la discrimination sociétale fondée sur le genre ».

Depuis 2020, le Museum of Old and New Art (MONA) de Hobart (Tasmanie) présentait une œuvre immersive intitulée le « Ladies Lounge », créée par l’artiste et conservatrice américaine Kirsha Kaechele (1976-).

Le « Ladies Lounge » est un salon exclusivement réservé aux femmes, dans lequel sont présentées diverses œuvres, la sélection des artistes servant le propos de Kirsha Kaechele[1]. Le processus d’admission ou de refus à l’entrée du salon et les interactions au sein de ce dernier sont une partie intégrante de l’expérience voulue par l’artiste.

Son intention est de répondre à l’exclusion historique des femmes de certains espaces publics en Australie[2], et de souligner les inégalités qu’elles subissent encore à ce jour[3].

Par une décision du 9 avril 2024, le tribunal civil et administratif de Tasmanie (TASCAT) a toutefois estimé que l’exclusion des hommes constituait une discrimination directe, interdite par la loi et a enjoint au musée d’ouvrir l’exposition à tous, ou de la fermer pour tous, dans un délai de 28 jours.

Une plainte pour discrimination avait, en effet, été déposée auprès du Commissaire à la lutte contre la discrimination[4] par un visiteur s’étant vu refuser l’accès au Ladies Lounge, en avril 2023.

Un recours a été formé contre la décision du TASCAT par le MONA.

Dans l’attente d’une nouvelle décision, l’artiste a fait le choix de déplacer les œuvres dans les toilettes pour femmes du musée, de manière à maintenir l’exclusion des hommes.

Dans cette affaire, deux principes fondamentaux sont donc mis en balance : la liberté d’expression artistique et le principe de non-discrimination. Le débat est lancé !

 

→ Le principe de non-discrimination ne fait-il pas obstacle à une telle exposition ?

En Tasmanie, le « Anti-discrimination Act » de 1998 prohibe expressément les discriminations directes, soient les comportements visant à traiter défavorablement une personne en s’appuyant sur un motif interdit par la loi, comme le genre (article 16(e)).

La Cour suprême était appelée à se prononcer sur l’exception au principe de non-discrimination lorsque l’action vise à promouvoir l’égalité des chances pour un groupe de personnes défavorisées (article 26 dudit acte[5]).

Pour retenir l’application de cette exception, la Cour fait le constat suivant :

  • Le Ladies Lounge n’a pas pour objectif de mettre à disposition un espace pour les femmes artistes, l’exposition présentant indifféremment des œuvres d’artistes féminins et masculins[6];
  • La démarche vise plutôt à proposer l’expérience de la discrimination telle qu’elle a été vécue par les femmes à travers le temps et invite à réfléchir à ces inégalités en refusant l’accès aux hommes ;
  • Ainsi, le Ladies Lounge vise à promouvoir l’égalité des chances.

Par conséquent, la décision du 9 avril 2024 a été annulée et l’affaire renvoyée devant le tribunal civil et administratif de Tasmanie qui devra à nouveau apprécier le fond.

 

→ Une telle solution a-t-elle vocation à s’appliquer en France ? Un artiste peut-il s’exprimer sans limite ?

Tous ceux qui « créent, interprètent, diffusent ou exposent une oeuvre d’art »[7] sont protégés par la liberté d’expression artistique. Elle découle de la liberté d’expression définie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui constitue l’une des « conditions primordiales [au] progrès » [8] d’une société démocratique.

La liberté d’expression peut toutefois être soumise à certaines restrictions prévues par la loi, lorsque celles-ci constituent des mesures nécessaires. L’article 10, § 2, de la CEDH énumère les buts légitimes suivants : « constituent des mesures nécessaires à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».

L’oeuvre ne doit pas véhiculer d’incitations à la discrimination[9], à la haine ou à la violence[10]. Toutefois, dès lors qu’elle cherche à transmettre un message suscitant le débat public, les juges mettent en balance l’exercice de la liberté d’expression avec le droit fondamental auquel il est porté atteinte. La restriction à ce droit devra être avant tout proportionnée.

A ce titre, les tribunaux français ont par exemple fait prévaloir la liberté de création et de diffusion artistiques sur l’atteinte à la dignité humaine, s’agissant d’œuvres dénonçant des traitements particulièrement violents infligés à des enfants[11] (vous pouvez, sur ce point, vous référer à notre précédent article).


[1] Kirsha Kaechele explique : « pour que les hommes se sentent les plus exclus possible, le salon devait exposer les œuvres d’art les plus importantes au monde – les meilleures » (pour en savoir plus sur la démarche de l’artiste v. : K. Kaechele, « « Art is not truth » : Pablo Picasso », MONA blog, 9 juill. 2024).

[2] Jusque dans les années 1970-1980, les femmes australiennes ne pouvaient fréquenter les bars publics et étaient confinées au « salon des dames » ou au jardin de la bière à l’extérieur.

[3] Le MONA a produit, au soutien de ses prétentions, le Bulletin d’information sur la situation des femmes (2024), publié par le gouvernent australien à l’occasion de chaque Journée internationale de la femme. Ce dernier comprend les données les plus récentes disponibles et met en évidence des donnés clés sur les problèmes d’égalité sociale et économique auxquels sont confrontées les femmes en Australie.

[4] Le “Equal Opportunity Tasmania” est le bureau du commissaire à la lutte contre la discrimination.

[5] Article 26 du ‘Anti-Discrimination Act’ : “A person may discriminate against another person in any program, plan or arrangement designed to promote equal opportunity for a group of people who are disadvantaged or have a special need because of a prescribed attribute”.

[6] Le tribunal civil et administratif de Tasmanie avait retenu, à tort, que le Ladies Lounge avait pour objectif de souligner le manque de visibilité dont souffrent les artistes femmes lors des expositions publiques. Il était avancé que le fait d’interdire l’accès aux hommes ne pouvait favoriser la possibilité pour les artistes femmes d’exposer leurs œuvres. A ce titre, les juges avaient rejeté l’application de l’article 26.

[7] CEDH, arrêt du 3 mai 2007, Ulusoy e.a. c. Turquie, n° 34797/02, § 42 cité par Cass. AP, 17 décembre 2023, n°21-20.723.

[8] CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c/ Royaume-Uni, § 49 et Cons. Constit. 4 avril 2019, n°2019-780.

[9] Rappelons qu’au sens des articles 225-1 et suivants du code pénal, constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement notamment de leur origine ou de leur sexe. La discrimination est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende lorsqu’elle consiste à refuser la fourniture d’un bien ou d’un service ou à subordonner la fourniture d’un bien ou d’un service à une condition fondée sur l’un des éléments visés à l’article 225-1.

[10] Au sens de l’article 24, alinéa 7, de la loi du 29 juillet 1881. Pour que l’infraction soit constituée, il faut que ce qui ait été dit ou écrit puisse être compris comme une incitation manifeste, une instigation, une exhortation à des sentiments discriminatoires (Crim. 8 nov. 2011, n° 09-88.007).

[11] Cass. 17 novembre 2023, n°21-20.723.

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